“Il est dit que ce serait une sorcière d’Orrosta, dit le commissaire par-dessus son verre. Mais je vois pas ce que viendrait faire une gueuleuse aussi près de Colmar. Celles qui n’ont pas déjà été attrapées et pendues sont déjà loin au Nord.” 

Personne ne relève les précisions du commissaire. Tous n’attendent qu’une chose : que l’homme rond derrière son bureau leur tende le contrat posé devant lui. La pièce est trop petite pour leur compagnie et les deux sorcières ont du mal à tenir en place. Le commissaire s’aperçoit de leur impatience et leur donne enfin le contrat. 

“Sincèrement, je pense pas que c’est bien utile d’y aller aussi nombreux. Moi je dis qu’à deux c’est suffisant. Mais je vois bien que vous êtes intéressés par la prime. Beaucoup trop élevée si vous voulez mon avis. Des fois je sais pas à quoi pense le Bureau.” 

Celui qui s’est saisi du contrat, un homme grand et large portant la coiffe des Mogars, répond au commissaire avec une pointe d’agacement dans la voix : “Il me semble que l’on parle de quatre morts, dont une enfant, et ce en deux semaines seulement.” 

Le commissaire se redresse sur sa chaise trop petite pour sa corpulence et toise le Mogar d’un air méprisant. 

“Les morts inexpliquées sont monnaie courante depuis l’armistice. Les crimes de guerre ont laissé place à des crimes communs. Des sauvages, partout sur nos belles terres, massacrent des bons français pour un morceau de pain ou pour simplement s’amuser. Vous devez savoir ça, vous qui êtes à l’origine de quelques unes de ces tueries. Les Mogars ont un certain goût pour la violence, paraît-il. Donc quatre morts dans un no man’s land, je vois pas en quoi ça demande plus d’attention” 

Le mercenaire ne bronche pas sous les accusations du policier. 

“Avez-vous déjà traversé l’Entre-Brisach commissaire ? demande calmement le Mogar.” 

“J’ai déjà vu le no man’s land, oui, répond le commissaire sur la défensive” “Mais avez-vous marché dans le marécage jusqu’au Rhin ? La boue s’insinuant partout, vos pieds trébuchant sur des pierres, des ruines ou des corps, si ce ne sont des obus encore intacts. Parcourir un kilomètre demande des heures et une grande témérité. Si on ajoute à cela les cris des spectres qui se noient éternellement dans les tranchées inondées, les malédictions qui patientent dans les flaques et les vents aliénants qui soufflent sans prévenir, il devient difficile de ne pas rencontrer la folie au détour de son chemin. Voilà pourquoi la prime ne me semble pas si élevée que ça. Parce que personne de sain d’esprit n’irait s’aventurer dans l’Entre-Brisach, encore moins une fillette. Pour en revenir aux rumeurs, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une sorcière d’Orrosta, mais de quelque chose de plus terrible qui est né au milieu de ce no man’s land. Je suis d’accord avec vous : la souffrance n’a pas disparu avec la guerre, mais pendant que la police reste bien à l’abri dans les villes épargnées, pour nous le conflit ne s’est jamais vraiment arrêté. Ce goût pour la violence que vous me prêtez est la raison pour laquelle vous pouvez rester assis tranquillement derrière votre bureau à tendre des ordres.” 

Le commissaire, le visage rougi par la colère, grommelle quelque chose d’incompréhensible dans son verre et se tourne vers la fenêtre pour regarder la Launch glisser doucement en contrebas. 

“Les gens de votre espère auraient dû être fusillés après la guerre, dit-il entre ses dents.” 

Le Mogar glisse le contrat dans une poche de son manteau et toute la compagnie sort du bureau du commissaire sans un mot. 

Dehors le soleil s’élève sans pouvoir percer la couverture de nuages prête à relâcher les premières neiges de l’année. Les cloches de Colmar sonnent midi lorsque la compagnie s’avance sur la route menant à l’Entre-Brisach.